Rapport de la conférence-débat organisée dans le cadre du 10e numéro de Muna Kalati Talks du 05 novembre 2021 sur le thème «Les racontages : quand le kongossa s’invite en littérature ».
Kemadjou Njanké est un écrivain d’un autre genre, difficilement catégorisable si l’on s’en tient à ses textes et a son discours. Son désir de sortir des sentiers battus ou des normes imposées date de son enfance et son adolescence. Un exemple illustrateur de son non-alignement est son rapport avec les dissertations philosophiques en classe terminale. En effet, ce dernier n’hésitait pas à puiser dans son environnement le plus proche, dans le vaste champ des proverbes pour étayer son argumentaire. Ce qui lui valait les reproches de son enseignant qui estimait qu’il fallait plutôt citer les textes d’auteurs célèbres. Ce n’est donc pas surprenant de constater que son rapport à l’écriture est très éloigné des écrits classiques. Il se décrit comme n’étant ni un poète, ni un romancier encore moins un dramaturge mais tout simplement un « Raconteur ».
En quoi consiste l’art du racontage ?
Au cours des échanges, il indiqua que « le racontage n’est pas seulement un ‘genre littéraire’, mais un art de vivre, un style quotidien ». Il s’agit d’une perpétuelle découverte de soi qui est d’abord racontée avant d’être écrite. Il est question de présenter son vécu quotidien tel qu’on le perçoit et jamais comme le perçoit l’autre. En tant que tel, on n’a pas besoin d’organiser des ateliers d’écriture pour apprendre le “racontage”: « sauf si vous jouer des rôles et n’êtes point vous-même». Toute personne honnête et transparente peut pratiquer le racontage.
Dans le racontage, celui qui écrit n’est pas différent de celui qui vit. D’ailleurs sa lecture de certains textes des auteurs d’autres régions du monde comme l’Amérique Latine lui a fait redécouvrir son style. Entre autres nous pouvons citer José Marti et Gabriel Marcia Márquez avec son texte Los funerales de la Mamá Grande.
Par ailleurs, le racontage n’est pas l’apanage du Cameroun et se pratique informellement sous différentes appellations dans chaque pays africains ou pas. Il s’agit de passer l’information sur un vécu. Et cela ne peut bien se faire qu’en utilisant le langage propre à la réalité socioculturelle, à décrire le réel avec les mots existants, qu’ils soient scientifiques ou non.
Le racontage est proche d’une pratique camerounaise connue sous le nom de Kongossa. Ce mot d’origine camerounaise renvoie au fait de parler d’une personne en son absence. Cela fait partie des manières de vivre de plusieurs sociétés. Loin d’être péjoratif, selon Kemadjou, il est l’expression d’un vécu, donc sied parfaitement à l’art du racontage : « Le Kongossa est un élément du racontage, une composante, mais pas le racontage au sens propre. Il n’y a rien de péjoratif dans l’expression Kongossa. Il s’agit tout simplement de parler de l’autre en son absence. Sous cet angle, nous avons tous kongossé d’une manière ou d’une autre ».
Et vous, qu’en pensez-vous ? Vous considérez vous comme étant un Kongosseur(se) ?
Le racontage, une écriture de réappropriation de la culture.
Les textes de Kemadjou Njanké, Dieu n’a pas besoin de ce mensonge, Les femmes mariées mangent de déjà le gésier et Manuel des racontages, suivis de Madame Faits-divers (2020), pour ne citer que ceux-ci vont au-delà du racontage de la vie quotidienne pour penser l’Afrique autrement : un retour aux sources et aux réalités purement africaines. Suite à l’interrogation d’un intervenant dans le public, Djimeli Raoul, sur la possibilité d’avoir des identités culturelles et l’influence de l’interculturalité sur l’œuvre de racontage, le paneliste affirme qu’il est impossible d’avoir plusieurs identités.
Il fait la différence entre la culture et le fait culturel qui est superficiel et ne peut pas en lui seule être l’élément fondateur de la culture. Le fait qu’une personne s’habille avec les vêtements qui sont le résultat du savoir-faire des membres d’une culture donnée ne fait pas de la personne un membre de la dite culture.
C’et également un combat pour la sauvegarde des langues locales dont le véhicule principal est l’oralité. Les racontages sont un pont entre l’oralité et l’écriture. C’est cette influence des langues locales qui se retrouve dans le « français» utilisé dans ses textes. Les proverbes et les expressions de l’argot local y abondent : « la langue c’est la culture. Si vous voulez comprendre un auteur, il faut comprendre sa culture. J’ai des lecteurs qui sont venus visiter mon quartier pour retrouver les éléments géographiques et culturels présent dans mon livre…Le travail du lecteur c’est d’essayer de pénétrer la culture et l’univers de l’auteur pour comprendre profondément l’auteur et atteindre un état fusionnel. »
Quelques conseils pour les aspirants raconteurs
Un raconteur doit se poser les questions suivantes : Qui suis-je ? Pourquoi j’existe ? Pourquoi je marche, travaille etc. ? Étant donné que l’art ne s’enseigne pas, le raconteur doit savoir que la forme dans le racontage est étroitement liée au fond. C’est une sorte d’architecture. Essayez de dissocier les deux c’est comme entamer la construction d’une maison sans avoir le plan déjà conçu. Le racontage utilise le langage du milieu, le jargon propre à l’environnement. La simplicité, la force du symbole sont des clés à l’art du racontage.
Le paneliste Kemadjou, tout en remerciant le public et les organisateurs de l’évènement termine son intervention en partageant comme il sait bien le faire des paroles de sagesse et surtout d’interpellation. Il précise que les deux valeurs premières de sa culture sont « la responsabilité » et la « gratitude ». C’est certainement en se basant sur ces valeurs qu’on l’on pourrait comprendre ce proverbe qui ressort du livre les Femmes mariées magnent déjà le gésier : « il ne faut pas laisser la sauce qui est dans la main pour lécher celle qui coule entre les doigts ».
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