Nadia Essalmi est une écrivaine et éditrice marocaine. Elle a le privilège d’avoir mis sur pieds la première maison d’édition de littérature jeunesse au Maroc en 1998. L’année 2016 marque son élection comme Vice-présidente de l’union des éditeurs marocains. C’est donc une personne ressource en matière de littérature jeunesse qui répond à nos questions dans cet entretien.
Bonjour Nadia Essalmi
Merci bonjour Narcisse
Comment s’est déroulé votre rencontre avec le livre et la lecture ?
Ma rencontre avec le livre remonte à mon enfance. Je l’ai rencontré chez des voisines françaises qui possédaient une belle bibliothèque alors qu’aucun livre n’existait chez moi. Le livre, je l’ai admiré, apprivoisé, puis aimé. Il ne m’a plus quitté depuis. Devenue une vraie boulimique de lecture, j’avalais les mots sans retenue. Plus tard, alors que j’enseignais à l’institut agronomique et vétérinaire à Rabat, j’ai rejoint en même temps une petite cellule d’édition où j’ai fait mes premiers pas. Ce fut le coup de foudre avec l’édition dont j’ai fait mon métier.
Quels furent les premiers livres pour enfants que vous avez lus ? Que vous ont apporté ces pratiques de lecture durant votre enfance ?
Les premiers livres furent des albums dont je ne me souviens pas des titres. En revanche, les bibliothèques rose et verte ont bercé une grande partie de mon enfance. Leur lecture me permettait de m’évader, de m’enrichir, de découvrir d’autres mondes, d’autres cultures.
Pourriez-vous nous dresser un panorama de votre carrière ? Pourquoi vous êtes-vous intéressé à l’univers du livre pour l’enfant ? Est-ce un choix ou un coup du destin ?
C’était plutôt à partir d’un constat du peu de créations locales en matière de littérature pour la jeunesse. Il est vrai que les livres pour enfants produits ailleurs remplissaient les rayons de nos librairies, des livres dont les références sont totalement étrangères à la culture et à l’environnement de l’enfant marocain. Or, tout enfant a besoin pour se construire de planter des racines dans ses repères pour vivre en phase avec sa société. C’est dans cette optique que Yomad a vu le jour à la fin de l’année 1998.
C’est la première maison d’édition qui se spécialisait dans le livre pour enfants et jeunes. Yomad reste une petite maison d’édition par ses moyens, mais grande par ses ambitions. De très prestigieux écrivains ont prêté leur plume à la maison, tels que Mohammed Dib, Driss Chraïbi, Abdelhak Serhane, Fouad Laroui, Abellatif Laâbi, Zakya Daoud, Jocelyne Laabi… Les livres sont publiés en langues arabe, amazighe et française.
Comment assurer vous la promotion de vos livres ? Quelle est la réception de votre travail auprès du public ?
La promotion de mes livres se fait de plusieurs manières. Tout d’abord par le biais classique de la distribution en librairies. Ensuite, par l’animation des ateliers dans les écoles et les expositions dans les salons du livre. Mais cela reste insuffisant. Vu que rares sont les parents qui emmènent leurs enfants en librairies, j’ai fait le choix d’emmener le livre vers eux. J’ai alors initié une activité que j’ai appelée Lire pour grandir.
Comme son nom l’indique, elle a pour objectif d’attirer les enfants vers le livre et surtout d’installer une tradition de lecture. Elle a lieu chaque dimanche de 11h à 13h. L’idée est de faire du dimanche matin un rendez-vous hebdomadaire avec le livre et la lecture. Elle permet d’offrir aux enfants qui ont eu la malchance d’être nés dans des familles démunies, la possibilité de lire des livres gracieusement. Les enfants viennent accompagnés de leurs parents pour plonger dans un bain livresque. Toutes sortes de livres, en arabe et en français sont mises à la disposition des enfants. Ils se servent et lisent soit seuls, soit avec leurs parents, soit avec des bénévoles. De temps en temps, j’invite un écrivain, un artiste ou un conteur d’ici ou d’ailleurs pour échanger avec les enfants. La participation n’obéit à aucune condition, elle est gratuite, sans engagement et sans inscription. L’objectif est de prendre du plaisir à lire et à aimer les livres. Vu le succès de cette activité, Lire pour grandir s’est développée dans une quinzaine de villes du Royaume. Elle est devenue un événement national.
Combien de livres pour enfants avez-vous publiés à ce jour ? Pourriez-vous les nommer ?
Le catalogue Yomad compte à peu près 80 titres à ce jour. Plusieurs genres : albums, contes, romans, romans historiques, bandes dessinées, manga, documentaires.
Quels rapports entretenez-vous avec les auteurs/illustrateurs africains de jeunesse? Collaborez-vous ?
Malheureusement, je n’ai jamais eu l’occasion de travailler avec des auteurs/illustrateurs africains de jeunesse de quels que pays que ce soient. C’est une très grande faille. Le problème se pose également avec les auteurs maghrébins. Les difficultés liées à la politique nous empêchent de développer les partenariats, les collaborations, et autres. Il est peut-être temps de créer un collectif pour défendre et bâtir des ponts entre nos cultures qui se ressemblent tant. En revanche, je travaille beaucoup avec des illustrateurs français, car l’accès à leur pays est plus facile.
Menez-vous des actions pour la promotion de la littérature jeunesse en Afrique ?
A part les salons du livre auxquels j’ai participé, aucune. J’ai exposé au salon du livre d’Abijdan, au Sénégal, en Guinée et à Ouagadougou.
En Afrique, la filière du livre pour enfants est peu connue du Grand public et surtout des parents. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
A l’origine de ce phénomène se trouve l’absence de tradition de lecture. Nos politiques n’ont jamais assez travaillé sur le secteur de la culture en général et la littérature en particulier. Le livre reste le parent pauvre. Au Maroc par exemple l’école est en chute libre, alors qu’elle est la colonne vertébrale de la société. Comment construire et instruire un peuple quand l’école ne remplit pas son rôle ? Comment faire aimer le livre quand la bibliothèque de la classe n’existe pas ? Quand la matière lecture est négligée ?
Que pensez-vous de la situation générale du livre et de la lecture dans votre pays ? Auriez-vous des propositions pour en améliorer la gestion?
Beaucoup d’enfants marocains n’ont jamais possédé un livre faute de moyens financiers ou autres. Il est déplorable de priver un enfant des merveilles du monde de la lecture, du bonheur qu’un livre peut lui procurer tout simplement parce qu’il a eu la malchance d’être né dans une famille modeste !
Il est important que l’enfant dès son plus jeune âge puisse s’approprier le livre, s’habituer à le prendre, à le sentir, à le voir, à le toucher. Il lui permet d’accéder à d’autres univers, enrichir sa personnalité en développant son goût, son sens de la critique, sa sensibilité et son imagination. L’amour de la lecture se transmet dès la petite enfance. Les livres doivent faire partie du quotidien. Les parents doivent créer une tradition de lecture d’histoires. Les moments de lecture sont des moments de proximité, de partage et de complicité qui renforcent les liens intimes et affectifs entre le parent et son enfant.
Quelle est votre vision de l’avenir de la littérature jeunesse dans votre pays?
L’édition pour cette catégorie de la société intéresse très peu les éditeurs marocains. Les jeunes vivent en marge de la société. Rares sont les endroits qui leur sont réservés tels que les maisons de jeunes, des centres culturels pour jeunes, des bibliothèques de quartier, des espaces sportifs, des cinémas, des théâtres… Pourquoi s’étonnons-nous de récolter des générations pauvres intellectuellement ?
Il n’y a pas d’initiatives encourageant les jeunes à verser dans la culture. C’est presque une tradition chez nous d’ignorer les enfants et les jeunes. Ne pas avoir de livres pour eux ne m’étonne guère. Le monde arabe, en général, produit un nombre infime de livres pour adolescents. C’est culturel. Cette tranche d’âge a pourtant besoin qu’on s’intéresse à elle dans sa transition vers le monde des adultes. Qui de mieux que les livres pour leur parler ? Une tranche d’âge difficile parce qu’elle est en phase de mutation.
Sachant que la mutation se fait dans la douleur. Les livres savent trouver les mots pour panser leurs maux. La population marocaine est dans sa majorité jeune. Sa jeunesse n’est en réalité qu’une victime de notre système politique et éducatif. Nos jeunes ont subi un des pires enseignements qui existent sur terre, les chiffres le confirment. Ils poursuivent des années d’études qui, malheureusement, ne les mènent nulle part. Un enseignement basé sur la mémoire, exempt de toute matière d’analyse, de critique, de réflexion, de lecture, de culture générale… Nous leur avons servi l’arabisation pour mieux les enfermer dans une bulle et les isoler du reste du monde.
Nous avons préparé des générations stériles pour un monde riche. Des jeunes paumés qui se voient éjectés par le système qui les transforme en des êtres transparents. Sans perspectives de travail, ils peinent à se projeter dans un avenir. La société, notre société, leur a fermé ses portes. Ayant du mal à digérer leur détresse, une partie d’eux fera le choix de se faire oublier. Quitte à mettre sa vie en péril, elle usera de tous les moyens pour fuir son pays qui n’a pas su la garder. L’autre partie deviendra, par désespoir, une proie facile pour les laveurs de cerveau qui lui promettent le paradis qu’elle n’a pas trouvé ici-bas.
La culture en général et la lecture en particulier à l’endroit des jeunes doivent jouir d’une importance capitale chez nos responsables politiques. Ils doivent mettre en place une réelle politique sociale et culturelle qui encouragera les jeunes à apprivoiser le livre. Développer des émissions culturelles dans nos médias au lieu de les abrutir avec des programmes d’une débilité sans nom.
Merci pour votre disponibilité Nadia.
Je vous en prie Narcisse.