Interview avec Armelle Touko, propos recueillis par Hermann Labou pour Muna Kalati.
Agée de 36 ans, Armelle Touko est la CEO des Éditions Adinkra, start up spécialisée dans l’édition numérique du livre africain pour enfants, qu’elle a cofondé avec Marie Gabrielle, sa fille de 12 ans. Entrepreneure sociale et culturelle, elle est également la promotrice du Programme 100 Petits Écrivains, ateliers d’écriture pour les enfants de 6 à 14 ans et du Programme 100 Petits Lecteurs pour la promotion de la lecture auprès de la Petite enfance. Elle a fait ses classes supérieures dans la filière Édition à l’ESSTIC (École supérieure des Sciences et Techniques de l’Information et de la Communication), ou elle a été major de sa promotion. Elle cumule 17 années d’expérience professionnelle en Édition, Communication des Organisations et Communication pour le Changement de Comportement. Pendant 6 ans, elle a exercé comme coordonnatrice de la communication pour le changement de comportement au Programme d’Accès aux Services de la Santé de la Reproduction mis en œuvre dans Grand Nord et à l’Est du Cameroun, jusqu’en Juillet 2020.
Parmi ses faits d’arme, elle a créé en octobre 2019 avec un groupe de jeunes auteures, le Collectif Adinkra Femmes, dont les principaux objectifs sont de regrouper les femmes d’origine africaines autour des problématiques auxquelles elles s’identifient, à travers les projets littéraires, sociaux, culturels et artistiques; mettre en commun les forces, les potentiels et les ressources pour la promotion et la valorisation de l’expression libre et assumée de la femme africaine résidant partout dans le monde et créer un lobbying/réseau de compétences et d’entraide. La première assemblée générale a eu lieu le 25 janvier 2020.
Auteure jeunesse, elle a à son actif une dizaine de livres illustrés publiés sur la plateforme Andikra. Son premier livre physique Le petit garçon qui pleurait tout le temps , sera disponible en librairie le 08 octobre 2022.
Comment s’est passée votre première expérience avec les livres et la lecture ?
Le livre a toujours été un compagnon de vie. Depuis ma plus tendre enfance, jusqu’à aujourd’ hui, j’ai toujours été une fada des livres. Qu’il s’agisse des livres scolaires des ainés quand je n’étais pas encore scolarisée ou de mes premières expériences de livres jeunesse, en passant par les journaux de mon père (Takala et Muyenga sur le trottoir ; une chronique de Challenge Hebdo que j’affectionnais particulièrement malgré mon jeune âge). Très solitaire, le livre s’est illustré comme une rencontre entre un monde imaginaire et ma réalité. Une symbiose parfaite de ce qu’est le bonheur de la découverte et de la rêverie.
Quels sont les premiers livres pour enfants que vous avez lus ? Étaient-ils africains ? Des auteurs de votre enfance dont vous vous souvenez ? Que vous ont appris ces pratiques de lecture lorsque vous étiez enfant ?
Le premier livre pour enfant que j’ai lu, c’est la collection Martine, offerte par une jeune tante qui venait de la ville et que j’ai perdu de vue aujourd’hui (Martine petite maman, Martine fait du vélo, Martine, petit rat de l’opéra, etc.); ensuite, les contes du Coffret magique, que je pouvais lire chez les enfants du voisin (Pinochio, Peau d’âne, Le petit soldat de plomb, etc.); puis, Oui Oui, Les contes du chat perché avec Sophie et Marinette, qui était toujours nonchalamment posé au chevet de mon père, et dont je lisais les histoires farfelues de la ferme, assez réalistes, mais qui n’avaient rien à voir avec notre réalité. Je n’ai été véritablement confrontée à la littérature jeunesse africaine, qu’avec les livres au programme scolaire Mon livre unique de Français, collection la Cane et le coussinet, qui jetait comme ça en pâture des extraits d’histoires, qui ont marqué notre enfance.
Ce que la lecture m’a appris ? Que le monde est vaste et que l’imagination n’a pas de limite ; qu’il y a tout dans les livres : l’amour, les valeurs, le rêve, la différence, la diversité, la vie.
Pouvez-vous nous donner un aperçu de votre carrière ? Pourquoi vous êtes-vous intéressé au monde du livre pour enfants ? Est-ce un choix ou un coup du sort ?
Être éditrice a été pour moi un choix conscient et mûrement réfléchi, mais avant tout une rencontre entre passion et engagement. Quand je sors de l’ESSTIC en 2006 et que j’entre dans le monde de l’édition, j’ai toutefois le sentiment de ne pas être à ma place dans cet univers où finalement tout est une routine et les process toujours les mêmes. Je découvre également que les énergies sont vraiment orientées au livre scolaire au détriment des autres segments du livre beaucoup moins rentables, et je n’aime pas ça. Il me manque quelque chose, le terrain n’est pas aussi passionnant que mes rêves idéalistes. Tout est économique. En 2009, alors que je suis Responsable d’édition dans une maison d’édition de la place, je décide de démissionner et de changer totalement de cap, mais avec la promesse intrinsèque de revenir plus tard, cette fois-là avec ma propre maison d’édition. Ce que je fais avec ADINKRA en 2018, 10 ans plus tard.
J’ai fait le choix du livre pour enfants, parce que je pense que c’est un trésor délaissé. Ça fait longtemps déjà que nous avons abandonné l’éducation de nos enfants à la providence. L’amour de la lecture, l’amour de soi, se forgent dès la base, et c’est là qu’il faut mettre de l’énergie car l’enfant d’aujourd’hui est l’adulte de demain. Nous sommes dans ce que j’appelle l’urgence culturelle. Nos enfants grandissent en s’ouvrant vers l’extérieur sans vraiment être ancrés en eux. Les contenus de divertissement auxquels ils sont exposés leurs présentent à 99% des réalités qui ne sont pas les leurs. Ce qui peut créer des biais psychologiques tels que le manque de confiance en soi, d’estime de soi et d’affirmation de soi.
Avec Adinkra, nous avons fait le choix d’offrir à nos enfants, des livres inspirants et impactants, avec des héros et personnages africains, à travers lesquels ils peuvent s’identifier et se représenter.
Quels sont les difficultés et les obstacles que vous avez rencontrés ? L’accès aux éditeurs a-t-il été facile ? Est-il possible de vivre uniquement de cette profession ?
Les Challenges sur le chemin sont nombreux. Il a fallu animer des ateliers d’écriture pour dénicher des auteur(e)s talentueux et les accompagner dans leur éclosion, car il est difficile de trouver des auteurs qui savent écrire pour les enfants. Les meilleurs et rares, se faisant déjà éditer ailleurs.
Le challenge financier n’est pas des moindres. Nous pratiquons le compte d’éditeur, ce qui suppose que nous prenons en charge tous les frais relatifs à l’édition de l’ensemble de nos livres numériques, y compris le développement et la maintenance de la plateforme d’abonnement. Nous le faisons tant bien que mal en fonds propres, et parfois, nous nous faisons aider par notre communauté grandissante.
En outre, le numérique vient avec ses enjeux. Le premier est celui de l’éducation permanente de la communauté à l’usage des produits digitaux. C’est un combat de tous les instants, mais un combat nécessaire. Le second, c’est l’appropriation des technologies liées et parfois les difficultés d’absorption du continent africain. Les systèmes de paiement digitaux vers l’Afrique par exemple sont encore instables.
Concernant la question de la rentabilité, nous faisons du mieux que nous pouvons. Adinkra est une jeune Startup, qui amorce encore son chemin et qui gère tant bien que mal ses propres charges.
Comment faites-vous la promotion de vos livres ? Quelle est la réception de votre travail auprès du public ?
Nous n’avons pas encore véritablement commencé le travail de promotion. Nous fixons encore les moyens de paiement sur la plateforme, c’est pourquoi nous avons stoppé les actions de communication commerciale. Une fois que les moyens de paiement seront stables, ce que nous espérons d’ici un ou deux mois, nous allons véritablement mettre en branle nos actions de promotion. Bien entendu, notre business model étant loin de celui de l’édition traditionnelle, nous promettons des actions explosives et totalement innovantes.
Quelle est votre relation avec les auteurs/illustrateurs de livres pour enfants africains ? Collaborez-vous avec des professionnels camerounais du livre pour enfants ?
Nous travaillons avec une vingtaine d’auteurs et une dizaine d’illustrateurs, en majorité des Camerounais, mais avec quelques autres nationalités telles que le Congo et le Burkina Faso. Nous nous ouvrons progressivement vers d’autres pays d’Afrique. Nous collaborons avec toutes les énergies, dans le meilleur de nos possibilités. Nous pensons que l’offre en littérature jeunesse est tellement faible par rapport à la demande que tous les éditeurs jeunesse locaux devraient travailler ensemble pour une meilleure couverture.
Menez-vous des actions pour la promotion de la littérature de jeunesse en Afrique/Cameroun ? N’hésitez pas à les décrire si nécessaire.
Oui bien sûr ! Le projet Adinkra est un projet pensé à 360°. Si nous produisons des contenus sans promouvoir la lecture, qui les lira ?
En amont, il y a le Programme 100 Petits Écrivains, c’est un programme annuel d’accompagnement à l’écriture pour les enfants de 6 à 14 ans qui compte 3 cycles en fonction des tranches d’âge des apprenants. La 1re Édition s’est tenue en 2021-2022 avec pour parrain l’illustre auteur et illustrateur jeunesse Christian Kingue Epanya. À travers cette édition, nous avons pu accompagner 95 enfants à Yaoundé et à Douala à travers des ateliers d’écriture, des journées d’échange avec les acteurs des métiers du livre, des journées d’immersion dans les librairies et les bibliothèques.
En aval, nous avons le Programme 100 Petits Lecteurs pour la promotion de la lecture et du livre africain auprès des enfants et des parents. À travers ce programme, nous amenons les enfants à rencontrer le livre africain, à travers des activités comme le Picnic du Petit lecteur, Les petits ateliers Adinkra, Noël en Contes, etc. Nous faisions également du bookshopping groupé pour aider les parents à trouver des livres africains à des coûts abordables pour leurs enfants. Mais nous avons arrêté cette dernière activité, maintenant que la plateforme Adinkra Jeunesse est disponible en ligne.
Quel fut l’impact de la COVID sur votre travail ? Quelles mesures avez-vous prises pour vous adapter?
La COVID a été un propulseur. Non seulement parce que nous avons eu l’idée salutaire d’éditer et diffuser un livre numérique 12 planches pour expliquer le Coronavirus aux enfants qui a été viral sur la toile, renforçant la notoriété d’Adinkra au passage. Ce livre a été traduit en 08 langues à la demande des communautés et pays concernés (swahili, bambara, lingala, mmouock, fufuldé, sépédi, français, anglais et espagnol) et a également été produit et distribué par le Ministère de la Santé publique du Cameroun, dans les 12 régions du pays. Ça a été vraiment un plaisir et un honneur pour Adinkra de s’engager pendant une période aussi critique au service de la communauté, pour le bien-être des enfants.
Concernant l’adaptabilité du travail, vous vous imaginez bien qu’avec des illustrateurs et des auteurs résidant un peu partout dans le monde, faire du télétravail entrait déjà dans nos habitudes managériales d’avant pandémie.
Au Cameroun comme en Afrique, le secteur du livre pour enfants est peu connu du grand public et surtout des parents. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Vous avez raison. Même si notre étude de marché nous a permis de nous rendre compte que les parents sont très demandeurs de littérature jeunesse africaine, il n’en demeure pas moins qu’ils ne savent pas où en trouver. Les livres sont en réalité partout, sauf dans les librairies, car l’écosystème n’est pas suffisamment régulé pour garantir la satisfaction de tous les acteurs. Le Ministère des Arts et de la Culture, les Éditeurs, les Libraires et les autres acteurs devraient se mettre ensemble pour rendre plus disponibles les livres auprès des cibles.
Un travail de promotion en amont doit également être fait de façon concertée.
Que pensez-vous de la situation générale du livre et de la lecture dans votre pays ? En Afrique ? Avez-vous des propositions à faire pour améliorer sa gestion ?
Je pense que tout reste à construire. Il faut un écosystème fort qui travaille ensemble. Mais les éditeurs sont beaucoup trop focus sur le livre scolaire parce que c’est là-bas qu’il y a de l’argent. La distribution reste problématique et extrêmement chère ; la promotion est quasi inexistante. Pour améliorer l’écosystème, il faut se mettre ensemble pour trouver des solutions. L’idée de la constitution des pôles de métiers par le MINAC et leur mise en place est déjà une bonne avancée.
Les solutions alternatives et avangardistes telles que la digitalisation doivent également être de plus en plus envisagées. L’État doit accompagner le mouvement.
En Afrique, la littérature pour enfants est située à la périphérie et considérée comme un genre marginal par rapport à la littérature classique. Que pensez-vous de cela ?
Je pense que la littérature jeunesse en Afrique est encore embryonnaire ; pourtant, c’est l’avenir de l’Édition. C’est un marché très prometteur, dont les éditeurs ne sont pas encore totalement conscients. Mais elle s’imposera très vite par la force des choses, au vu du besoin sans cesse croissant chez la cible.
Quelle est votre vision de l’avenir de la littérature pour enfants dans votre pays ?
La littérature pour enfant est l’avenir de l’édition en Afrique. Le marché est très grand et très porteur. Il faut innover et faire les choses différemment pour être à la hauteur du marché local et international.
Comment voulez-vous contribuer au projet Muna Kalati ?
Muna Kalati abat un travail formidable pour la littérature jeunesse. Félicitations pour cela ! Nous sommes totalement ouverts aux propositions et disposés à travailler ensemble avec cette belle institution.
Un dernier mot?
Investir pour l’enfant africain, c’est investir dans le présent et le futur. Ce que nous faisons aujourd’hui, ce n’est pas que pour nos enfants, mais pour les enfants de nos enfants. Le chemin est long, et nous avons besoin de toutes les énergies pour y parvenir. Merci à Muna Kalati de faire partie de ces énergies positives du changement. Merci à tous ceux qui souhaitent rejoindre le mouvement.