Accroitre la visibilité des auteurs et illustrateurs de livre jeunesse d’Afrique est l’un des objectifs clé de Muna Kalati. Dans ce cadre, nous sommes allés à la rencontre d’une écrivaine jeunesse ivoirienne très connue en Côte d’Ivoire et dans les cercles littéraires francophones, grâce à ses actions en faveur de la promotion du livre et de la lecture par les contes. Jouissant de plus d’une dizaine d’années d’expérience, son travail a été couronné à plusieurs reprises et nous avons le privilège aujourd’hui, de vous présenter un aperçu de son parcours tant professionnel du domaine de l’éducation et de la chaîne du livre.
Comment s’est déroulée votre rencontre avec le livre et la lecture ? *
J’ai grandi dans une famille où la mère était maîtresse d’école maternelle. C’est donc tout naturellement que mon contact avec le livre s’est fait précocement, avant même que j’aille à l’école. Mes frères et moi raffolions des imagiers que maman ramenait de l’école et nous nous disputions pour les lire tous. Plus tard, lorsque je suis arrivée au collège, les heures de bibliothèque étaient mes moments favoris : la Bibliothèque Rose, puis La Bibliothèque Verte, puis Harlequin ont émaillé ma jeunesse. Lire est très vite devenu pour moi une habitude, un réflexe.
Quels furent les premiers livres pour enfants que vous avez lus ? Etaient-ils africains ? Des auteurs d’enfance dont vous vous souvenez ?
Malheureusement les premiers livres que j’ai lus sont d’auteurs occidentaux: Le petit chaperon rouge, Blanche neige, Le petit poucet, Heidi , Les trois petits cochons etc. Ce n’est que plus tard que j’ai lu les contes de Leuk le lièvre (à l’école primaire) pour finalement découvrir les auteurs africains que sont Camara Laye, Chinua Achebe, Jean Marie Addiafi, Régina Yaou etc. au lycée.
Que vous ont apporté ces pratiques de lecture durant votre enfance ?
La pratique de la lecture m’a apporté un vocabulaire très riche et m’a aidée à structurer mon raisonnement. J’ai beaucoup voyagé à travers mes lectures et cela a influencé ma personnalité en me donnant une grande ouverture d’esprit.
Pourriez-vous nous dresser un panorama de votre carrière ?
Je suis enseignant-chercheur à l’université Félix Houphouët-Boigny depuis 1999. Lorsque j’ai commencé ma carrière dans l’enseignement en tant qu’hispaniste, j’ai très vite remarqué que les jeunes ne s’intéressaient pas à la lecture. Je me suis donc interrogée sur la façon de remédier à ce problème en faisant bouger les lignes à mon humble niveau. Etant donné que j’enseignais aussi des étudiants en Arts du Spectacle, je leur ai proposé de constituer un groupe de conteurs. C’est ainsi que nous avons créé le groupe Pathé-Pathé et que nous avons commencé à sillonner non pas les universités mais les écoles maternelles et primaires.
Au départ nous ne faisions que des ateliers de contes et de lecture. Je me suis alors dit “et si je me mettais à écrire des contes plutôt que de dire ceux que d’autres personnes ont créés ?” c’est ainsi qu’en 2009, j’ai écrit La ceinture de Madame Fourmi, un conte que ma mère me racontait lorsque j’étais petite.
De tous les livres que j’ai écrits, c’est le seul conte emprunté à la littérature populaire orale de chez moi. Tous les autres contes je les ais inventés de toute pièce, en ayant à l’idée d’utiliser l’anthropomorphisme la plupart du temps, pour permettre aux jeunes lecteurs de retrouver dans mes livres des référents culturels connus d’eux. Dans mes contes j’aborde les questions de protocoles des civilités, des mythes de création, des protocoles vestimentaires etc. Les livres que j’écris sont pour moi le moyen de faire la promotion de la culture et des valeurs africaines.
Quelles sont les difficultés et obstacles auxquels vous avez dû faire face ? L’accès aux éditeurs a-t-il été aisé ? est-il possible de vivre uniquement de ce métier ?
Au début de ma carrière d’écrivain, j’ai eu la chance de rencontrer directement mon public lors de mes ateliers de conte. Cela a facilité la fidélisation des jeunes lecteurs vu que ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre des auteurs. La diffusion est le plus grand problème que je rencontre car nous avons très peu de soutien institutionnel.
Lire aussi: La faiblesse des réseaux de distribution et de diffusion de l’édition jeunesse en Afrique francophone
Heureusement pour moi, mes éditeurs appuient mes activités de promotion du livre et nous apportent un grand soutien pour toutes les activités que nous menons. Il s’agit des Classiques Ivoiriens, avec à leur tête Monsieur Dramane BOARE. C’est lui qui m’a mis le pied à l’étrier lorsque je démarrais mon projet d’écriture en m’encourageant. Grâce à sa formidable équipe, Pathé-Pathé a pu faire tout ce chemin.
Il y a aussi les Editions Eburnie avec à leur tête Madame Amoikon Marie Agathe. Cette dame n’a jamais manqué de nous apporter son appui pour la promotion et la sensibilisation des jeunes à la lecture.
Le troisième partenaire éditorial qui nous accompagne est Cercle Media, une maison d’édition dirigée par Madame Inès Kouakou, une jeune dame très engagée dans la promotion du livre également. Malheureusement, malgré tous ces appuis, il n’est pas encore possible de vivre de l’écriture. Loin s’en faut !
Mes droits d’auteur annuels n’atteignent même pas mon salaire mensuel.
Comment assurer vous la promotion de vos livres ? Quelle est la réception de votre travail auprès du public?
On peut dire que j’ai mis la charrue avant les bœufs étant donné que j’ai commencé à faire la promotion de la lecture par le conte avant même de commencer à écrire. J’avais donc déjà un public cible. Cela a facilité énormément la promotion de mes livres. J’organise des ateliers de contes au cours desquels mes contes sont partagés aux jeunes enfants.
Ensuite nous proposons des séances de vente et dédicace. Nous travaillons en étroite collaboration avec les écoles et avec certaines structures qui nous accompagnent. Mes livres sont assez bien accueillis dans la mesure où le fait de dire des contes les rendent plus attractifs. Aussi, les parents savent que les enfants voyagent grâce aux contes et de ce fait achètent plus facilement les livres que nous leur proposons.
Combien de livres pour enfants avez-vous publiés à ce jour ? Pourriez-vous les nommer?
J’ai écrit près d’une vingtaine de livres et je serais effectivement ravie que Muna Kalati les relayent:
- Le bébé de madame Guenon
- La ceinture de Madame Fourmi
- Les larmes en or
- La petite fille au doigt mouillé (bilingue français-anglais)
- Le premier Noël de Férima
- La tortue sur le dos (bilingue français-anglais)
- Siggly ne partage pas ses jouets
- Siggly et son ballon
- La mésaventure de Tavly
- Le moustique et l’éléphant (bilingue français-anglais)
- Le tabouret royal
- Le voyage de Cabosse Tome 1
- Le voyage de Cabosse Tome 2
- Nouh Welly
- La princesse Datoh
- Thamima la capricieuse
Quels rapports entretenez-vous avec les auteurs/illustrateurs africains de jeunesse du Cameroun/ou de l’étranger ? Collaborez-vous ?
Malheureusement, je n’ai aucun rapport avec les auteurs jeunesse du Cameroun. J’y ai été (à Yaoundé et Douala) en 2012 pour participer aux “Ecrans noirs” mais j’ai juste donné quelques interviews dans des radios de proximité. Je ne collabore pas encore avec les auteurs du Cameroun mais j’aimerais vraiment pouvoir le faire.
Menez-vous des actions pour la promotion de la littérature jeunesse en Afrique/Cameroun? N’hésitez point à les décrire au besoin.
Nous menons des ateliers de conte mais en plus de cela, nous avons mis en place un projet de caravane appelé Lec’Tour. Au cours de ces caravanes Lec’Tour, nous vulgarisons les protocoles du conte des différentes régions de la Côte d’Ivoire. Nous partageons des contes d’ici et d’ailleurs avec le public jeune et nous éveillons en eux un intérêt pour les contes, en leur indiquant le livre comme creuset de conservation de cette richesse communautaire.
Pour ce qui est de la pérennisation de nos actions, nous implantons des bibliothèques mobiles dans les écoles maternelles et primaires en milieu rural et péri-urbain défavorisé. Ces caravanes se font grâce au soutien de mécènes ou d’entreprises citoyennes qui nous accompagnent.
Pathé-Pathé propose également des ateliers de formation des petits conteurs. Ces stages sont sanctionnés par des Diplômes du Petit Conteur. Au cours de ces formations plusieurs aspects de la culture africaine sont expliqués aux jeunes stagiaires : les protocoles de civilité, les codes vestimentaires, les codes gastronomiques, l’histoire des traditions des peuples etc.
Nous leur offrons également des modules d’art oratoire sur l’intonation, la gestuelle, occupation scénique. Ces stages ont pour but d’emmener les jeunes enfants africains à se réapproprier leur culture et de la faire découvrir aux autres enfants d’origines diverses. Nous avons visité un grand nombre de pays d’ici et d’ailleurs avec notre caravane, mais pas encore le Cameroun. Parmi les pays visités, nous avons : Ghana, Burkina, Bénin, Guinée, Afrique du Sud, Maroc, Sénégal, France, Espagne, Mexique, Canada etc.
Au Cameroun comme en Afrique, la filière du livre pour enfants est peu connue du grand public et surtout des parents. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
De mon point de vue, le livre est fortement perçu en Afrique comme une contrainte liée à l’apprentissage scolaire. De ce fait les livres ne sont achetés qu’en vue de leur utilisation dans les écoles. Les activités que nous menons ont pour objectif principal de changer la vision des africains sur le livre et aussi de changer les pratiques autour du livre. Nous avons observé un changement des mentalités et des comportements dans ce cadre au fil des années et nous nous réjouissons de cette avancée.
Que pensez-vous de la situation générale du livre et de la lecture dans votre pays ? Auriez-vous des propositions pour en améliorer la gestion ?
La situation générale du livre est en constante progression. En 2015, j’ai été Vice-Présidente de l’Association des Écrivains de Côte d’Ivoire. J’ai donc eu le privilège de contribuer à plusieurs actions dans le domaine du livre. Ce qui m’a permis aussi d’approfondir mes connaissances dans le milieu de la chaîne du livre. L’expérience que j’ai capitalisée m’a beaucoup aidée à améliorer les projets que nous menons au sein de notre association de promotion de la lecture et du livre par le conte.
En Afrique, la littérature jeunesse est située à la périphérie et vue comme un genre marginal par rapport aux littératures classiques. Qu’en pensez-vous ?
C’est dommage qu’il en soit ainsi. Je le remarque et je le déplore car les bonnes habitudes, tout comme les mauvaises, s’installent dès le jeune âge. Il serait souhaitable que les adultes initient les jeunes à la lecture de façon précoce et qu’ils les accompagnent dans leur familiarisation avec le livre.
Même au niveau des écrivains, il y a encore du chemin à parcourir pour donner à la littérature jeunesse ses Lettres de Noblesses. Même si des prix de littérature jeunesse sont décernés régulièrement, il n’en reste pas moins que le livre est le parent pauvre de la culture et que le livre jeunesse l’est encore plus. J’ai obtenu plusieurs prix :
- 2016 : Prix de la bibliothèque Nationale pour la littérature jeunesse :
- 2017 : Prix d’Excellence du gouvernement ivoirien ;
- 2017 : Nomination Ambassadeur Change Maker’s UNICEF
- 2018 : Prix Jeanne de Cavally pour la littérature Jeunesse.
Quelle est votre vision de l’avenir de la littérature jeunesse dans votre pays?
Je suis très optimiste car depuis 11 ans je constate une évolution constante. Les salons du livre jeunesse sont de plus en plus courus, les parent achètent de plus en plus de livres au cours des dédicaces et au cours des activités dans les écoles, et mieux, les adultes ont désormais intégré le livre comme cadeau à offrir aux anniversaires ou à Noel : ce qui était inimaginable une décennie en arrière.
Comment aimeriez-vous contribuer au projet Muna Kalati?
Muna Kalati en ligne est une belle lucarne. C’est donc un plaisir pour moi de répondre à cette interview et je reste disponible pour aborder toutes les questions et thématiques en rapport avec la littérature jeunesse et le conte pour les numéros à venir de votre magazine.
Un dernier mot ou message?
Merci pour la belle lucarne que vous offrez à la littérature jeunesse qui a besoin de ce genre d’espaces pour accéder à des informations constructives telles que le livre et la culture.