Les champions : souvenirs d’une enfance villageoise
Je n’ai pas d’abord commencé à lire les livres. C’était des bouts de papiers, des pages égarées de vieux magazines de sport ou de livres que mes grands frères lisaient à l’école du village. Nous sommes à la fin des années 90 et je vais bientôt aller à l’école. En ces années-là, c’est surtout Les champions, une collection que publiait Hachette je crois, avec la collaboration de Clé, qui est enseignée au Cameroun.
Avant que je ne sois inscrit à l’école publique de Mingnè, il fallait essayer tout seul de reconnaitre les chiffres et les lettres. La section maternelle n’existait pas dans mon entourage. Nous avions un vieux contre-plaqué sur lequel j’ai appris à dessiner d’abord, puis à lire l’alphabet. Quand j’ai su écrire, le tableau n’était plus devant la maison de ma mère.
Lorsque je commence l’école, je ne découvre pas le livre tout de suite. À la section d’initiation au langage, je me souviens que Monsieur Victor, le maître d’école, avait un livre de lecture. Il était peut-être le seul. Nous n’en avions pas vraiment besoin ; Monsieur Victor écrivait tous les passages de son livre sur le tableau, il les accompagnait des dessins colorés, probablement plus beaux que ceux du livre. Nous avons donc lu les images avant toute chose : lorsque nous disions en chœur Ali, le bâton du maître pointait A puis les lettres LI, nous ne regardions que le bonhomme que l’enseignant avait dessiné au tableau et qui portait un chapeau de paysan, tenant souvent une gourde. Je reviendrai sur la gourde. Je me souviens que les images étaient de couleur verte. Je n’ai jamais oublié les extraits :
" Ali a fait une bêtise.
Il rit avec Alima.
Il a fait bêtise "
Nous lisions les phrases en syllabes, et nous lisions « il » en deux syllabes ; nous chantions les phrases.
A propos de la gourde. Nous faisions le grand ménage à l’école, les après-midis du vendredi. Il fallait donc apporter des gourdes pour transporter l’eau devant servir à arroser pendant que les autres balayeraient. Il fallait apporter sa gourde ou balayer. Le marigot se trouvait au cœur d’un ravin accidenté, mais il y avait plus de plaisir à y aller qu’à balayer. Il fallait être équilibré pour descendre la longue pente abrupte et remonter avec un récipient. Les vendredis, les filles et les garçons prenaient d’assaut le chemin du ravin. L’eau de ce marigot traversait les pierres glissantes à une vitesse que nul ne pouvait maîtriser. Il fallait tenir fort son récipient. Le courant était rapide. Je me souviens avoir regardé ma gourde s’échapper entre mes doigts. J’étais revenu à l’école sans eau et sans récipient, essuyant la douleur sur mon visage et les injures de ceux qui m’accusaient de flâner. J’avais remonté honteusement le ravin jusqu’à l’école, et le regard des camarades m’humiliait. Les semaines suivantes, je n’eus plus de gourde. Condamné à balayer. C’est ainsi que la gourde d’Ali resta en moi. Chaque fois que je regardais le dessin Ali du maître sur le tableau, je revoyais le courant d’eau emporter ma gourde.
Jusqu’au cours élémentaire, nous vivions nos livres de lectures. Ce qui s’y passait, nous le vivions au quotidien, dans nos quartiers. Lorsqu’on lisait, on connaissait les personnages. Ils nous habitaient. Certaine m’habitent encore ; ceux qui ont lu Les champions se souviennent de :
" Bébé tout neuf à vendre, dix doigts, dix orteils, bon prix ! "
Si ma maman a commenté un passage de mon livre un jour, il s’agit bien de celui-là !
En cours élémentaire, nous avions une brillante jeune camarade qui habitait Nza’, le quartier qui se trouvait derrière le ravin du marigot. Elle était mince, élancée. Elle avait la voix des enfants qui venaient de la ville. Je me souviens aussi que je l’aimais. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Je ne peux pas savoir. Elle était notre « surveillante » ; elle était belle, rigoureuse. Elle s’appelait Esther ! L’un des passages du livre racontait :
« Sur le chemin de l’école, Esther se cogne le pied contre un cailloux. Aïe, je me suis blessée !»
Esther nous avait interdit de prononcer son nom pendant la lecture de ce passage. Lorsque nous lisions, il fallait dire : "point-point-point se cogne le pied contre un cailloux."
Plus tard, la ville m’a fait connaître les livres, mais des livres qui ne me parlent plus. Des histoires dont je ne me souviens d’aucun passage.
Raoul Djimeli