Mon expérience en France m’a grandement forgé et m’a appris à développer mon esprit critique. J’y ai fait également des rencontres déterminantes dans mon parcours de vie. »

Karen Adediran est née et a grandi à Dakar. Elle est aussi d’origine cap-verdienne et portugaise. Karen ne se soucie pas de questions identitaires jusqu’à son arrivée en France, après le bac, où elle se retrouve en permanence confrontée à la même question : Qui es-tu et d’où viens-tu ? De son expérience estudiantine en France, elle retient ceci : « Lorsque je suis arrivée en France, j’ai découvert que je faisais partie des “minorités”. J’ai passé de belles années étudiantes à Paris, mais j’ai aussi fait face à des situations très gênantes qu’on pourrait définir comme des « micro-agressions ». J’ai rapidement compris que la barrière entre « intégration » et « assimilation » était très fine. Malgré cela, mon expérience en France m’a grandement forgé et appris à développer mon esprit critique. J’y ai fait également des rencontres déterminantes dans mon parcours de vie. »
Passionnée de littérature depuis l’enfance, Karen décide alors de s’inscrire à un échange universitaire à Chicago où elle suit des cours de Black History. Sa prise de conscience identitaire s’y élargit et, de retour en France, Karen est enthousiaste à l’idée de partager ses nouvelles lectures et ses questionnements sur l’histoire noire. Elle poste ce qu’elle appelle des « pistes de réflexions » sur son site Afroconscience et est surprise par le nombre de personnes qui commencent à la suivre sur les réseaux sociaux. Elle raconte : « J’ai ouvert un blog anonyme. Celui-ci mettait en avant mes lectures sur l’histoire africaine, ma pensée critique et d’autres recommandations. Ce blog a pris une ampleur et a été rapidement suivi par plus de 40 000 personnes. C’est ainsi que j’ai compris que beaucoup de jeunes étaient désabusés et frustrés de ne pas connaître tant de choses sur le continent africain et sa diaspora. J’ai donc décidé de matérialiser mon engagement de façon concrète et en faveur de la jeunesse et de vulgariser l’ensemble de mes lectures. »
« Ces sujets doivent être lus dès l’enfance pour éviter aux générations futures de grandir avec le manque. »
Forte des encouragements qu’elle reçoit via les réseaux, Karen pousse encore plus loin sa démarche militante. Elle vulgarise le fruit de ses recherches sur l’histoire de l’Afrique et s’en sert comme support de création d’une série jeunesse : Les icônes de Kimia. Là encore, son initiative fait mouche et elle vend plus de mille exemplaires en une année. Karen multiplie alors les contacts. Elle prend l’attache des librairies afro en France, la FNAC, Amazon et envisage même des collaborations avec des librairies aux Antilles françaises. Elle fait aussi partir les livres chez elle, au Sénégal, par cargo pour que les libraires les redistribuent et elle fait des dons de ses livres sur place, aux associations, médiathèques et bibliothèques. Elle y organise aussi des ateliers en wolof sur l’histoire de l’Afrique. Karen se nourrit alors d’une
Certitude : « Il fallait aller plus loin dans la démarche, car ces sujets doivent être lus dès l’enfance pour éviter aux générations futures de grandir avec le manque (de connaissance historique). »
Il ne s’agit pas de magnifier l’histoire de l’Afrique.
Sa collection jeunesse Les icônes de Kimia sont constituées d’ouvrages pédagogiques et ludiques qui célèbrent l'héritage culturel de l’Afrique et d’icônes clés. Leur particularité réside dans le fait que l’histoire est contée par un personnage fictif. Une petite fille du nom de Kimia, qui transmet aux lecteurs et aux lectrices ce qu’elle a appris sur l'histoire de l'Afrique et de sa diaspora à travers ses discussions avec sa grand-mère.
Karen précise : « Kimia ne se contente donc pas juste de narrer la vie de personnages, mais elle donne son avis tout au long du récit, se questionne et y ajoute les mots de sagesse employés par sa grand-mère. Il ne s’agit pas non plus de simplement magnifier des histoires, mais d’en tirer des leçons pour construire un avenir plus sain et en phase avec les défis rencontrés. » À la fin de chaque chapitre, Kimia pose une question aux lecteurs. Un quiz est également proposé à la fin du livre, en plus d’un glossaire et d’une bibliographie complète pour aller plus loin.
Avant de devenir entrepreneur culturel, Karen a eu une vie dans l’industrie du marketing et des ONG. Cette nouvelle voie a incité Muna Kalati à l’interroger sur cette nouvelle aventure consacrée à la diffusion de l’histoire africaine à hauteur d’enfant. Voici les dix questions que nous lui avons posées.
MK : Créer et commercialiser des livres de jeunesse, est-ce un métier difficile en Afrique ?
Karen : Je n’ai pas la maîtrise de ce processus en Afrique, car mes ouvrages sont fabriqués en Europe. Mais du peu que j'ai entendu, ce n’est pas chose simple, surtout pour ce qui est du processus en autoédition. Pour le côté commercial, sans maisons d’édition, il faut être sur place, démarcher et être proactif.
MK : Si tu devais citer trois freins à cette activité, quels seraient-ils ?
Karen : Je dirais : la distribution, la logistique, le réseau. Le secteur du livre est cloisonné et élitiste, donc quand on s'autoédite pour prospérer, il faut s’armer de courage et d’audace.
MK : Que dirais-tu à tous ceux qui réfléchissent à se lancer dans ton secteur, mais qui se disent : « À quoi bon ? » Il existe déjà tant de livres commercialisés pour les enfants ! »
Karen : Il n’existera jamais assez de livres ! Et votre plume, votre manière d’écrire et d’imaginer votre histoire sera toujours unique. Il y a des livres qui traitent des mêmes thématiques que les miennes, mais nous sommes en tout point différents, j’ai mon lectorat et j’ai ma manière de communiquer sur mes ouvrages. Et un client peut très bien acheter mon livre et d’autres sur les mêmes thématiques. D'ailleurs, ça arrive assez souvent, c’est toute la beauté de la richesse d’une bibliothèque plurielle.
MK : Tu as récemment levé des fonds pour poursuivre ton activité. Avec recul, comment as-tu vécu cette aventure ?
Karen : C’était vraiment un défi, parce que je commençais à être débordé par les charges qu’implique l’autoédition. Entre les frais de distribution, de stockage, la logistique de transport depuis l’Europe jusqu’à l’Afrique, et autres, j'avais vraiment besoin d’un support pour continuer sereinement cette aventure. J’ai sélectionné avec soin les entreprises en phase avec mes valeurs et c’est finalement MansaBank, une banque panafricaine qui s’est engagée dans cette aventure pour le lancement du tome 3.
MK : Tu as annoncé un « lancement » ce mois-ci en septembre, peux-tu partager des infos avec nous concernant cet évènement ?
Karen : Je compte donner vie aux personnages de mes livres dans un concept tout à fait immersif. Bien évidemment, les enfants seront au cœur de cet événement. En amont, nous avons fait une séance photo exceptionnelle qui sera également diffusée.
MK : Que désires-tu apporter de plus aux enfants avec les Icônes de Kimia ?
Karen : Au-delà de la fierté de leur héritage culturel, de la connaissance sur l’histoire africaine, je souhaite leur apporter un certain éveil, un esprit critique, plus de discernement dans leurs manières de traiter les informations. Je pense que l'engagement peut naître et se matérialiser sous une multitude de formes différentes après une lecture et même en prenant de l’âge. Un jour, une petite fille m’a dit à la fin d’un atelier : « Maintenant, je sais que plus rien ne pourra m’arrêter dans ce que je souhaiterai faire ! » Et c’est exactement ce sentiment de fierté, de détermination, de force intérieure que je cherche à éveiller chez les enfants.
MK : Ta série aborde des récits et des personnages historiques ayant réellement vécu. Où te documentes-tu pour apporter aux enfants et à leurs parents une information fiable ?
Karen : Je me documente avec les archives de l’Unesco et/ou les livres écrits sous leur égide. J’achète aussi des articles sur des sites comme le Cairn. Sinon, il y a énormément de livres que j’ai pu lire d’auteurs africains de renom, de documentaires que j’ai visionnés, j’ai aussi participé à de nombreuses conférences où j’ai rencontré et échangé avec, par exemple, Théophile Obenga, Wole Soyinka, Christiane Taubira, etc. Et bien sûr, lorsque cela a été possible, je suis allée dans des villages à la rencontre desanciens et des griots.
Le plus gros du travail consiste à croiser les différentes informations selon les différents points de vue, ceux des Européens, ceux des Africains, ceux des traditionalistes, ceux des musulmans, etc. Mon parti pris est de ne rien occulter, d’amener le lecteur à comprendre comment une histoire peut être perçue selon l’idéologie et les croyances de chacun. Et bien sûr, pour recentrer l'histoire, la grand-mère de Kimia partage son analyse des faits. À la fin de chaque ouvrage, toutes mes sources sont renseignées.
MK : Dirais-tu qu’il est plus simple d’écrire des histoires de fiction pure ou bien des histoires documentaires ?
Karen : Je dirai sans aucun doute qu’il est plus difficile d’écrire des histoires documentaires, car on doit prendre énormément de précautions. Ce n’est pas un jeu, c’est un devoir de transmission et notre responsabilité est aussi engagée dans les informations fournies. Le travail de recherche en amont de l’écriture est en réalité le plus gros du travail.
MK : Les icônes de Kimia pourraient-elles aussi inspirer les enfants qui vivent dans la région Caraïbe ou dans des pays qui n’ont strictement aucun lien avec l’Afrique ?
Karen : Bien sûr ! En ce qui concerne les Caraïbes, dès le tome 1 Kimia plante le décor et explique la notion de “diaspora africaine”, elle parle aussi de Frantz Fanon. Dans le tome 3, elle parle des sœurs Nardal, de Solitude et du concept de la négritude avec notamment Senghor, Damas et Césaire entre autres. Et en ce qui concerne les enfants qui n’ont aucun lien avec l’Afrique, c’est aussi le cas ! Je fais des ateliers dans des écoles françaises avec beaucoup
demixité et je vous assure que les enfants non africains sont tout à fait curieux et intéresséspar l’histoire de Kimia. Les livres avec des personnages noirs, ne concernent pas uniquement les enfants noirs. Autrement nous n’aurions jamais lu “Tom Tom et Nana” “les malheurs de Sophie” ou encore Tintin ! Les livres fenêtres permettent de développer un sentiment d’empathie vis-à-vis de l’autre et de la différence, les livres miroirs sont fondamentaux pour la représentation. Les uns sont aussi importants que les autres.
MK : Un dernier mot ?
Je me suis lancée dans cette aventure il y a maintenant 3 ans, alors que j’étais encore en CDI.Trois ans plus tard, je distribue mes livres dans dix pays, et j’ai été invité dans plusieurs pays pour dispenser des ateliers aux enfants et ce même jusqu'en Éthiopie !
Lorsque vous faites quelque chose, ne le faites pas à moitié, donnez- vous à fond pour matérialiser votre vision et malgré les difficultés ne baissez pas les bras. La vie est trop courte pour ne pas s’adonner à ses passions et …demain c’est déjà trop tard ! Foncez !
Rédacteur: Laurence MARIANNE-MELGARD
